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L’utopie numérique est-elle dangereuse pour l’individu ?

octobre 2015 par Emmanuelle Lamandé

Internet, Big Data, objets connectés… façonnent aujourd’hui la société numérique dans laquelle nous évoluons. Nos données sont partout, souvent à notre insu, et se retrouvent au cœur d’intérêts économiques, technologiques et politiques que nous ne maîtrisons pas. Mais quelle place restera-t-il vraiment à l’individu dans cette société de plus en plus numérisée ? L’utopie du tout-numérique aura-t-elle au final raison du libre arbitre de chacun d’entre nous ? Le philosophe Gaspard Koenig* est venu nous livrer, à l’occasion de la 15ème édition des Assises de la Sécurité, quelques éléments de réflexion sur l’avenir de la société numérique et des risques pour l’individu.

La société numérique qui se façonne actuellement exacerbe autant les possibilités économiques, le génie humain que les prouesses de la technique. Toutefois, cette évolution, rendue possible entre autres par le Big Data et les objets connectés, se dessine dans un monde de transparence et de contrôle. La data devient reine ; l’individu est commercialisé, souvent à son insu, et perd peu à peu ses capacités de pensée et de discernement. Il est essentiel de bien comprendre les enjeux épistémologiques d’un tel phénomène, explique-t-il.

En se référant à la seconde méditation métaphysique de René Descartes, il souligne : « Quand je crois connaître un objet, qu’est-ce que je connais ? » Pour illustrer cette problématique, Descartes prenait l’exemple d’un morceau de cire, qui représente à la fois la douceur et la dureté. Si on approche du feu ce morceau de cire, dur de prime abord, il change de couleur et devient liquide. Par le pouvoir de l’imagination, on peut lui faire prendre différentes formes. Mais c’est l’entendement, le jugement, et donc la raison qui permettent aujourd’hui de déterminer à quoi il peut s’apparenter ou non et de l’appréhender dans sa globalité. « C’est le sujet qui pense l’objet ».

Big Data : vers une connaissance universelle ?

Le Big Data remet, selon lui, cette théorie en cause, puisqu’il permet de donner à ce morceau de cire toutes les formes possibles, et ce à l’infini. Il s’agit ici de la revanche de la sensibilité et de la singularité sur la rationalité. Nous entrons dans une ère de l’empirisme radical. Au lieu de ranger les données dans une catégorie de la raison, le champ de la perception va devenir infini. Cela n’est pas sans conséquence pour la science et le langage. Chaque objet pourra être identifié pour ses caractéristiques particulières. Cela a aussi des répercussions sur notre rapport à la connaissance, qui va devenir quantitatif. On observe une convergence entre les données, le traitement et la conservation. La donnée devient le matériau de la connaissance. Ce phénomène s’inscrit dans l’idée divine d’une connaissance universelle, ce qui aura aussi des conséquences sur la politique et la philosophie. L’Internet et les objets connectés seront, quant à eux, demain la « sagesse » de la Terre. C’est le champ de l’immanence dont certains rêvent.

L’individu ne sera pas épargné par cet impact, et c’est toute la conception que l’on se fait de soi-même qui en sera chamboulée. Le fait de pouvoir analyser la cire nous révèle la nature de notre esprit. Avec le Big Data, la conscience de soi ne sera plus que la somme de nos perceptions. Nous sommes ici dans ce qu’il appelle l’idée du « lifelogging », où nous sommes désormais en capacité de sauvegarder « notre propre vie » toute entière. Que se passera-t-il à partir du moment où nous n’oublierons plus rien ? En effet, l’oubli fait aujourd’hui partie de l’individu. Il faut imaginer les souffrances d’un hypermnésique, qui se souvient de tout et du moindre détail de son existence.

L’individu perdra à terme sa capacité de penser

La mémoire de l’individu deviendra à terme un « tas d’ordures », puisqu’il aura perdu sa capacité à catégoriser et donc à penser. Tout ne sera plus que singularité. Si la conscience de soi devient un facebook géant, le Big Data produira la conscience. Nous sommes ici au cœur de l’Intelligence artificielle. L’analyse simple des données neuronales finira par expliquer le libre arbitre. Nous risquons d’abolir l’individu ou du moins l’individu raisonnant.
Le Big Data représente aujourd’hui un nouveau pétrole pour notre société, les données permettent quant à elles une libéralisation totale de l’économie, mais l’individu risque de s’y perdre en chemin, puisqu’il n’aura plus besoin de catégoriser, ni de penser. Tout sera singularité.

Doit-on céder nos libertés au prix de la sécurité ?

L’optimisation permanente de notre vie n’est pas neutre, elle correspond à une vision du monde : celle de l’utilitarisme. Le but ultime de l’homme est d’améliorer son plaisir et son bonheur de manière générale. Dans la même lignée, Bentham a aussi inventé le panoptique, concept selon lequel la possibilité même du contrôle permet d’établir l’ordre et la discipline. Le principe d’inspection est lié au principe d’utilité. C’est parce qu’on prône le bonheur qu’on va exiger la transparence. Cette polémique s’inscrit dans un schéma qui associe utilitarisme, utilisation des données et transparence.

Toutefois, on ne peut jamais faire confiance à l’État pour s’autolimiter. La Loi relative au Renseignement, par exemple, vient nier le principe du « Secret des correspondances ». Cela pose un sérieux problème d’atteinte aux libertés individuelles, et la tension autour de cette problématique se trouve au cœur du Big Dat aujourd’hui. Que fera la société de ses « errants », ceux qui refusent de suivre le mouvement du groupe ? De ceux qui refuseront d’être connectés, tracés et géolocalisés en permanence ? De ceux dont le comportement va « nuire » au bon fonctionnement du groupe, parce qu’ils refuseront de suivre le mouvement collectif ? De ceux qui feront des choix sous-optimaux pour le groupe ? Sera-t-on demain obligé de se plier au prix du bonheur collectif ?

Chaque individu doit pouvoir être LE propriétaire de ses données

Face à ces différents enjeux, la clé repose, selon lui, sur le rétablissement du marché et d’un droit privé d’accès aux données. En effet, derrière la gratuité apparente des données et le Big Data se cachent en fait de nombreux acteurs qui font de vos données un business extrêmement juteux : les GAFA. La gratuité signifie que le contrôle de vos données sera forcément fait par une tierce personne, parce que vous devenez alors « le produit ». Et si les data sont le pétrole de demain, qui en est et qui en sera vraiment le maître et le propriétaire ?

Son approche repose sur le fait de conférer une propriété individuelle aux données. Aujourd’hui, il faut adapter notre doit de propriété de nos données à la société numérique. Cela permettrait à chacun de retrouver la valeur de ses données. Par exemple, Google vous ferait payer ses services, mais vous rémunérerait en fonction de l’utilisation qu’il ferait de vos données.

De plus, ce conflit ne se résoudra pas, selon lui, par la centralisation. Le droit de propriété des données donnerait à chacun un libre-arbitrage. C’est donc tout le business model de l’Internet qu’il faut reconstruire.

Enfin, arrêtons de nous plaindre de la transparence, parce que nous n’avons pas mis de porte ! Cette porte serait la propriété de nos propres données, conclut-il.


* Gaspard Koenig est philosophe (Ecole Normale Supérieure, agrégation) et dirige le think-tank GenerationLibre, qu’il a fondé en 2013. Il est l’auteur de romans et d’essais, et chroniqueur dans Les Echos et L’Opinion. Dernier ouvrage paru, en 2015 : "Le révolutionnaire, l’expert et le geek" (Plon).


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