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Gouverner à l’ère du Big Data : promesses et périls de l’action publique algorithmique

mai 2015 par Emmanuelle Lamandé

Comment le numérique transformera-t-il le fonctionnement et les méthodes du service public ? Quels nouveaux enjeux pour les citoyens et leurs libertés individuelles ? A l’occasion de la présentation de son étude « Gouverner à l’ère du Big Data : promesses et périls de l’action publique algorithmique » à l’Institut de l’entreprise, Elisabeth Grosdhomme Lulin, Directeur général de Paradigmes et caetera, explique en quoi l’intégration du Big Data, des algorithmes et de l’Internet dans l’action publique est à la fois facteur de grandes promesses, mais aussi de risques pour chacun d’entre nous.

L’irruption du Big Data et du numérique dans le service public pose la question du rôle de l’Etat au 21ème siècle et de la façon dont peuvent évoluer ces services. Se préfigure aujourd’hui une transformation profonde, sous l’effet du numérique, des manières d’agir des administrations, et ce faisant, une mutation substantielle du contrat social implicite entre le pouvoir et la société, entre le citoyen et le service public. A titre d’exemple, Elisabeth Grosdhomme Lulin cite le cas du porte-monnaie paramétrable. Les allocations familiales seront demain déposées sur un porte-monnaie électronique paramétrable et contrôlable quant à l’utilisation faite de cet argent. Les citoyens ne pourront ainsi plus s’en servir pour de mauvaises raisons (casino…). Autre exemple avec l’assurance maladie : les appareils permettant de lutter contre l’apnée du sommeil disposent dorénavant d’une puce RFID permettant de savoir si la personne bénéficiaire l’utilise ou non. A terme, cela pourrait avoir un impact sur le remboursement de la sécurité sociale, qui n’en assumerait les frais qu’à une certaine hauteur d’utilisation.

Une action publique plus personnalisée, plus prédictive, plus préventive et plus participative…

Globalement, trois traits distinguent le déploiement du numérique dans l’action publique :
 La surveillance en continue de nos comportements réels : la collecte de données comportementales décrivant très précisément la réalité de notre vie personnelle fait de l’usager de l’administration une personne dont le comportement quotidien devient visible par l’autorité publique ;
 La sophistication et l’individualisation des traitements qui donnent du sens à ces données : elles les rapprochent peu à peu de l’intelligence artificielle et permettent de passer du rétrospectif au prospectif, du constat à l’anticipation, de l’analyse à l’action ;
 La possibilité de prendre des décisions publiques de manière automatique, sans intervention humaine, avec effet immédiat, sur la base des données ainsi collectées et traitées. Pour l’usager, ces caractéristiques dessinent une « action publique algorithmique » qui promet d’être plus personnalisée, plus prédictive, plus préventive et plus participative.

En effet, l’action publique à l’ère du numérique s’inscrit dans la promesse des « Quatre P », pensée à l’origine pour la médecine. L’action publique sera demain plus personnalisée, car l’offre s’adaptera de plus en plus à chaque individu. Par exemple, dans le domaine de l’enseignement, les élèves bénéficieront à l’avenir d’un apprentissage adapté à leurs besoins et lacunes. Les devoirs pourront effectivement être générés en fonction des difficultés de chacun. Elle promet également d’être plus prédictive et préventive. La police aura, par exemple, accès à des systèmes de modélisation des crimes et délits passés, permettant de prévoir le risque d’occurrence des faits dans tel ou tel quartier. Les approches prédictives seront aussi utilisées afin de mieux réguler le trafic automobile, ou encore d’anticiper le risque de catastrophes naturelles, de maltraitance des enfants… L’action publique sera enfin plus participative, car le service public de demain sera coproduit par les usagers et les citoyens. Ces derniers auront une part active dans les services fournis, coopéreront à leur bon fonctionnement et collaboreront entre eux. Ils seront, de plus, parfois amenés à participer sans même le savoir. A titre d’exemple, la ville de San Francisco exploite désormais les commentaires des internautes laissés sur des sites comme Yelp ou TripAdvisor, afin d’aider les inspecteurs chargés des contrôles d’hygiène dans les restaurants à optimiser leurs tournées, en déterminant les endroits prioritaires à inspecter. Les services seront, en outre, de plus en plus conditionnels : vos déchets seront collectés uniquement s’ils sont bien triés, vos traitements médicaux seront remboursés seulement si vous respectez la prescription faite par votre médecin… Les primes d’assurance maladie seront, quant à elles, modulées en fonction de votre hygiène de vie (tabac, sport, alimentation…).

… mais à quel prix ?

Ces différents aspects soulèvent bien évidemment des problématiques de recoupement des informations et de traitement de données nominatives. Ils vont, de plus, à l’encontre des principes fondateurs de notre société, à savoir l’exigence d’universalité et d’égalité d’accès du service public. Et plus globalement cette évolution numérique du service public pose six principaux défis :

 Défi n°1 : les compétences et la faisabilité
La réalité d’une « action publique algorithmique » suppose un immense travail de maîtrise d’ouvrage et de maîtrise d’œuvre informatique. Or l’histoire récente de l’administration est semée d’échecs à cet égard, qui témoignent de la difficulté à concevoir et conduire des projets informatiques d’envergure. Même si elle a aussi connu certains succès, avec Etalab par exemple, la question est donc de savoir si elle aura la compétence pour le faire. D’autant que, outre l’aspect technologique, la réussite passera aussi par la définition des objectifs et des règles par les responsables politiques, leur exécution par les fonctionnaires et leur adoption par les usagers.

 Défi n°2 : le modèle économique
Le basculement vers le Big Data suppose d’énormes investissements dans la collecte et le traitement des données. Étant donné l’impératif de maîtrise de la dépense publique, l’administration devra non seulement expliciter la création de valeur attendue de chaque projet, et veiller ensuite à sa réalisation effective, mais aussi se montrer ingénieuse dans le choix des montages économiques et financiers. Le service public a un historique fort de sous-traitance (par exemple avec le bracelet électronique). La question est de savoir jusqu’à quel point on peut externaliser son cœur de métier ? Que doit-on conserver ? Que peut-on sous-traiter ? De plus, le numérique se prête aussi généralement à un modèle économique de sur-traitance, dont la sphère publique a encore peu l’habitude. A la différence d’un sous-traitant, un sur-traitant va venir améliorer le système existant. C’est le cas, par exemple, de JobiJoba, récemment choisie par Pôle emploi comme partenaire technique. Cette start-up bordelaise propose un moteur intelligent de recherche d’emploi, agrégeant les offres de différents sites Web sur une plateforme unique en leur apportant de la valeur grâce à la sophistication de ses algorithmes de traitement.

 Défi n°3 : le modèle social
Si elle veut profiter pleinement des opportunités offertes par le numérique, l’administration devra aussi moderniser ses pratiques managériales, afin de gérer au mieux les ajustements nécessaires : à la fois qualitatifs, portant sur les compétences et qualifications de ses agents, et quantitatifs, relatifs à l’allocation des gains de productivité potentiels. En effet, le numérique permet d’automatiser toutes sortes de tâches jusqu’à présent effectuées par des fonctionnaires. Ce « levier de productivité » est donc potentiellement perçu comme une menace pesant sur l’emploi public. Même si le licenciement économique est interdit dans la fonction publique, l’arrivée du numérique et du Big Data suppose une restructuration des tâches et des métiers, et donc une reconversion de ses agents au sein des différentes organisations. De plus, dans la majorité des cas, les personnes partant à la retraite ne sont pas remplacées, ce qui ne favorise pas l’arrivée des jeunes, qui sont des « digital natives », dans l’administration.

 Défi n°4 : la fiabilité
L’action publique algorithmique apporte aussi son lot de nouvelles menaces et vulnérabilités techniques pour la souveraineté nationale. Les risques de défaillances, d’erreurs ou de pannes, provenant de services internes à l’organisation ou de ses prestataires externes, de piratages (vol de données, espionnage, DDoS, etc.)… sont effectivement accrus avec le numérique. La question est donc de savoir comment gérer ces nouvelles vulnérabilités et de déterminer les différentes mesures à mettre en place. L’action publique algorithmique suppose de consacrer un effort plus soutenu à l’identification des risques, la mise au point de solutions de continuité d’activité, le partage pertinent ce qui doit être contrôlé en interne et ce qui peut être sous-traité à l’extérieur, ainsi qu’un investissement supérieur en recherche-développement, afin de garder une capacité nationale minimale dans certains domaines critiques.

 Défi n°5 : la culture décisionnelle
Un algorithme ne peut définir que ce qui est clairement spécifié, ce qui nécessite un changement de culture très important. Les valeurs qui guident la décision publique doivent être précisément énoncées et hiérarchisées pour pouvoir entrer dans un algorithme, et ce en amont. Cette exigence accrue de transparence de l’action publique, et surtout d’explicitation des valeurs qui l’inspirent, constituera une discipline très rigoureuse pour les responsables politiques ou administratifs. Elle imposera aussi d’équiper notre démocratie d’une capacité d’audit des algorithmes, qui modifiera la culture de la décision. L’audit de ces algorithmes sera donc demain au cœur de nouvelles fonctions, et nécessitera un contrôle régulier à la fois interne à l’administration, mais également externe via une autorité dédiée.

 Défi n°6 : les libertés individuelles
Enfin, la protection de nos libertés individuelles sera plus que jamais au cœur de cette mutation. Toutefois, l’enjeu de ce nouveau combat « Informatique et Libertés » ne sera plus tant d’interdire la collecte de données, si ce n’est par des acteurs malveillants, que d’assurer la transparence de cette collecte, de veiller à ce que chacun reste propriétaire de ses données et puisse les valoriser à son bénéfice. De plus, l’usage des données devra être contrôlé de sorte qu’il ne soit ni discriminatoire, ni attentatoire aux libertés. Le risque majeur ne résidera pas tant dans la perte de confidentialité de nos faits et gestes que dans la protection de notre libre arbitre et de notre capacité à faire des choix.

Vers un service public à deux vitesses ?

Se pose aussi la question d’un éventuel service public à deux vitesses, en fonction des acceptations des uns et des autres : peut-on imaginer, d’un côté, un service « premium » pour ceux qui acceptent de livrer leurs données, de l’autre, un service « basique » pour ceux qui ne l’acceptent pas ? La protection de nos données et le niveau de service obtenu doivent-ils et peuvent-ils faire l’objet d’un « chantage » ? C’est le cas par exemple aujourd’hui en Australie, où un parent ne touche les allocations familiales que s’il a fait au préalable vacciner ses enfants. La société numérique vers laquelle nous évoluons sera donc de plus en plus basée sur des « conditions », vs son principe fondateur d’universalité. De plus, comment faire de la personnalisation qui ne soit pas discriminatoire ? Nous nous dirigeons vers une segmentation de plus en plus forte, à la fois parce que l’État n’a pas de quoi offrir le même niveau de service à tout le monde, et surtout parce que tout le monde n’a pas besoin de la même chose.

Nous évoluons vers une société où règnera plus de conditionnalité, mais aussi plus de collaboratif. Cependant, dans ce monde de demain, quelle part de notre vie restera vraiment privée ? Selon la théorie développée par le sociologue Jean Baechler sur la mondialisation, nous allons de plus en plus être amenés à vivre avec des gens qui ne nous ressemblent pas. Nous nous dirigerons, en outre, vers un triptyque (vie publique/vie privée/intimité), dans lequel la vie privée ne sera plus privée. Ce qui resterait libre, dans ce cas de figure, relèverait de l’intime (liberté de pensée, liberté de croyance).

Quoi qu’il en soit, cette transformation, bien qu’inévitable, ne se fera pas du jour au lendemain. Elle s’appuiera, dans un premier temps, sur les retours d’expérience d’ « early adopters », tels que les villes de Lyon ou Brest, afin de déterminer les axes et initiatives à privilégier ou non.

En outre, les algorithmes sont aujourd’hui auto-apprenants et s’affinent eux-mêmes avec le temps. La manière dont l’algorithme évoluera n’aura donc jamais été discutée à l’avance. Il faut, de ce fait, des verrous algorithmiques, et le débat sur les valeurs va s’avérer fondamental. Il existe, en effet, une dimension politique majeure dans les arbitrages qui seront pris pour structurer les modes d’action publique algorithmique. Dans ce débat, les questions de souveraineté nationale, de libertés individuelles et de dynamique collective devront aussi être au cœur de toutes les attentions.


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